Comme dans de nombreuses régions d’Afrique, au lendemain des indépendances, la région des grands lacs est devenue le théâtre de conflits armés et le laboratoire d’expérimentation d'idéologies politiques diverses. La plus connue est celle du « Socialisme africain » du feu Mwalimu J. Nyerere, président de la Tanzanie de 1962 à 1985.
A la fin des années 60, deux blocs idéologiques se formèrent dans la région des grands lacs d’Afrique : le bloc communiste à l’est, représenté par la Tanzanie et les mouvements de libération en Afrique australe – surtout au Mozambique ; puis le bloc d’obédience capitaliste à l’ouest, représenté par le Zaïre de Mobutu. Et entre les deux blocs, deux états minuscules de la région se retrouvèrent coincés : le Rwanda et le Burundi. C’est dans ce contexte d’instabilité politique régionale que le « socialisme africain » a vu le jour, en tant que nouvelle idéologie qui prêchait à la fois le mythe de la solidarité africaine d’antan – une société mythique idéalisée – et le renouveau démocratique par les Africains eux-mêmes.
Le syncrétisme politico-culturel : une idéologie politique nouvelle
C’est lors de la « Déclaration d’Arusha » du 5 février 1967 que le Mwalimu J. Nyerere exposa les fondements idéologiques du Socialisme africain inspiré de la société africaine traditionnelle « pour en dégager les conceptions premières : société en laquelle les individus ne se conçoivent qu’en fonction d’une communauté, celle-ci prenant sens par l’existence de ses membres. Ni pauvre ni riche, ni exploitateur ni exploité, mais Ujamaa,2 fraternité, famille étendue – dont Nyerere a fait le fondement et le symbole de son socialisme. Sur cette base s’expliquent et se comprennent les thèmes majeurs de la Déclaration d’Arusha. »3 Par conséquent, les destinataires directs de la leçon du Mwalimu4 ce sont les paysans : « Ujamaa Vijijini,5 lancée en octobre 1967, prend appui sur le système traditionnel de la famille étendue, se prolonge dans la coopération et débouche sur la co-responsabilité. »6
Ujamaa : une idéologie politique ou une pseudo-spiritualité ?
C’est les deux à la fois : « Ujamaa ni moyo », autrement dit « une attitude du cœur (…). Ujamaa veut dire être toujours du côté de ceux qui ne peuvent pas vivre dans la dignité : les humiliés, les exploités, les colonisés d’Afrique du Sud ou encore les Biafrais, ceux que le Mwalimu appelle les Pauvres. »7
Malgré les bonnes intentions du Mwalimu, le Socialisme africain fut un véritable fiasco sur le plan économique ! Cependant, l’idéologie aura été une recette efficace pour les mouvements de libération en Afrique de l’est et en Afrique australe dans les années 70.
Auréolé de sa victoire sur Idi Amin Dada – qui a été fêtée le 02 septembre 1979, un statut international d’homme d’Etat fut reconnu au Mwalimu J. Nyerere : maître en Ouganda où il installa d’abord le revenant M. Obote8 puis Y. Museveni, le chantre de l’« Uhuru na Ujamaa »9 troqua finalement son costume de communiste d’antan contre celui de manager politique moitié socialiste, moitié libéral ! C’est dans ces vestiges du communisme et du socialisme progressiste que la Tanzanie a fait éclore une nouvelle élite politique et militaire qui règne actuellement en Ouganda et au Rwanda. Notons que le feu président de la République Démocratique du Congo (ex-Zaïre), L.-D. Kabila, fut l’hôte de J. Nyerere après la débâcle des différentes guérillas au Congo Kinshasa. Il reviendra triomphalement, appuyé par les troupes rwandaises de P. Kagame, pour renverser son ennemi de toujours le feu président Mobutu.
En fin de compte, c’est le Rwanda qui serait devenu le « bon élève » et constitue le laboratoire naturel du « Socialisme africain » de J. Nyerere. Cela pour plusieurs raisons :
D’abord, c’est la victoire de l’armée tanzanienne sur Idi Amin Dada qui aura permis la création et l’organisation de l’Armée Nationale de Résistance (NRA : National Resistance Army) en Ouganda – guérilla qui a installé Y. Museveni au pouvoir à Kampala en 1986. Et cette guérilla de résistance était composée majoritairement de descendants des réfugiés rwandais des années 60 installés dans les camps de réfugiés au sud de l’Ouganda.
Ensuite, ce sont les cadres de l’Armée Nationale de Résistance en Ouganda, des réfugiés rwandais, qui envahiront le Rwanda en octobre 1990. Et ils avaient tous étaient formés dans la pure idéologie du « socialisme africain », avec les méthodes de guérilla d’autodéfense qui ont permis à J. Nyerere de renverser Idi Amin Dada.10
Enfin, malgré le fait que la Tanzanie ait fini par renoncer au « socialisme » implanté dans des villages reculés, le Rwanda expérimente en ce moment cette vieille recette : des « villages » semblables à ceux d'Ujamaa11 en Tanzanie ont été créés à l’est du Rwanda – les fameux « Imidugudu » ( umudugudu au singulier) ; une formation permanente d’autodéfense est à pied d’œuvre dans tout le pays sous la dénomination « Dutabarane »,12 enfin, des camps de formation de milices populaires existent sous le nom de « Ingando. »
Cet aperçu général du désenchantement des peuples d’Afrique - et de la région des grands lacs en particulier, illustre la situation qui prévaut dans de nombreux pays, là où les guerres intestines sont devenues le seul moyen de parvenir au pouvoir, par l'intermédiaire d'idéologies fondées sur les mythes et les croyances ancestrales.
1©
SEBUNUMA D., La
compulsion de
répétition
dans les
violences
collectives, thèse
de Doctorat
soutenue le 25
février 2011 à
l'Université
Paris Diderot
- Paris7,
publiée à
l'Université
Lille3,
Atelier
National de
Reproduction
des Thèses,
2012 ;
puis aux
Éditions
Umusozo, Paris, 2013.
2
Mot swahili
qui signifie
« autodétermination ».
3
URFER S., UJAMAA
– espoir du
socialisme
africain en
Tanzanie,
Paris, Aubier
Montaigne,
1971, p. 92.
4
« Mwalimu » en
swahili
signifie « le
Maître », par
extension
« l’instituteur »,
le « sage. »
5
Ujamaa
Vijijini :
autodétermination
dans les
villages de la
campagne, dans
les villages
reculés (kijiji
: village à la
campagne, au
pluriel « vijiji »
; « vijiji-ni »
: le suffixe
« ni »
c'est la
préposition
« dans »).
6
URFER S., UJAMAA
– espoir du
socialisme
africain en
Tanzanie, op.
cit., p.
103.
7
JOINET B., TANZANIE
– Manger
d’abord,
Paris,
Karthala,
1981, p. 64.
8
Il avait déjà
été président
au début des
années 70,
puis renversé
par Idi Amin
Dada. Il le
succédera et
sera renversé
à nouveau par
une junte
militaire qui
régnera
quelques mois
en Ouganda et,
à son tour,
elle sera
chassée du
pouvoir par Y.
Museveni.
9
« Uhuru na
Ujamaa » (langue
Swahili)
signifie : indépendance
et
autodétermination.
10
JOINET B.,
TANZANIE –
Manger d’abord,
op. cit.,
pp. 16 - 20.
11
Ibid.,
pp. 76 - 98.
12
« Dutabarane »,
impératif du
verbe
Kinyarwanda
« gutabarana »
(gutabara
= porter
secours à
quelqu’un en
situation de
deuil ou de
danger),
première
personne du
pluriel,
indicatif
présent.
« Dutabarane » :
le suffixe - na
-
introduit la
réciprocité de
l’action :
« gutabara » -
« gutabara-na »
= porter
secours les
uns aux autres
en situation
de deuil ou de
danger. Etant
donné que ce
verbe
s’applique
aujourd’hui
aux réunions
d’autodéfense
au Rwanda,
cela signifie,
par ricochet,
que les
Rwandais se
considèrent
toujours en
situation de
danger, de
guerre civile
en
particulier !
Déogratias
SEBUNUMA
Psychologue
clinicien - Auteur
Titulaire
du Doctorat de
«Recherche
en psychopathologie
fondamentale et
psychanalyse»
de répétition dans les violences collectives ![]() |
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